LE BLEU DE SON REGARD
Échoués comme baleines sur le rivage, les corps sont amarrés. Suspendus dans les branches du temps, en plein vol. Ils ne se sont ni agrippés, ni retenus ; ils ont chuté. Le rêve d’Icare en tête, irrémédiablement. Parce que c’est beaucoup trop grisant. Allégés des énergies des dedans, débarrassés du poids de leurs entrailles, de leurs désirs ardents, ils demeurent. Leurs ailes, brindilles trop légères, sèchent dans un coin, au chaud de la lumière. Elles gouttent, fébrilement, griffées par les pinces des cieux. C’est le vitrail de nos mémoires qui filtre le soleil – pour ne pas oublier. L’Histoire entière s’y reflète. La transparence de leurs membranes vibre dans les airs comme l’infime souffle qui laisse respirer, encore, ces deux longs poumons coupés de leurs organes. Ce sont les déposés, ils dorment.
D’autres diront qu’ils se sont affalés, les pieds pris dans le tapis. Pousser la porte et se vautrer dans l’asymétrie des barres. Formidable croche-patte où la bascule des corps est orchestrée, minutieusement. Une danse du collectif qui joue de la couleur dans sa chorégraphie. Poutre et cheval d’arçon. L’athlétisme n’est pas leur fort. Ils sont pourtant grandioses, terrifiants. Arrêtés nets dans leur course, ils sont étendus là comme de vulgaires carpettes. Ils ont séché, perdu eaux et os. Seule reste leur peau : ne plus tenir debout et s’égoutter corps et âmes. Ce sont les peaux de lions des retours de chasse. Celle de Ricardo Brey, de Renaud Auguste-Dormeuil et sa prémonitoire licorne du Royaume-Uni, épinglée, avachie : Gloriosus. La peau comme reste, symptôme d’une existence exotique, fantasmée. Témoin d’un champ de bataille et d’une victoire assurée. Les corps absents sont les trophées d’un autre temps, d’une autre réalité où ni les hommes, ni les bêtes n’auraient trouvé langage commun. Seuls les corps parlent et demeurent, immortels. La chair devient pelisse et protège du monde. Adhérente et souple, elle s’enfile au poil comme la double-peau de ces hommes-grenouilles qui redeviennent des animaux dans leur sous-marine plongée. Entre cieux et bas-fonds, il y a la terre. En suspension.
Comment dire en image ce que les corps transpirent. Gorgés d’eau et de jus éthylique, ils se déclinent sous toutes les positions à travers les pochoirs d’une abracadabrante étude érotique et sensuelle. Le papier boit la marque de leur passage au rythme des déhanchés et prolonge leur trajectoire.
Une image encore. Celle des corps vides. Vides d’êtres et de sens, dépossédés, meurtris de barbarie où il ne reste plus rien, l’irréductible, à peine. Les dessins de Zoran Music. Les corps-squelettes, les corps-brindilles. Dessiner l’indicible. Mouler ce qui se montre pour montrer ce qui ne se voit pas. Et aller à l’inverse, renverser les choses. Faire apparaître le mou, le flasque, l’informe, ce qui ne se contient pas, qui échappe. Comme l’autre structure de l’oubli : le creux écho au plein, l’écorce écho au dedans. L’empreinte de ce qui reste, aussi. Retrouver son enveloppe, sa membrane, le placenta du premier instant, pour s’échapper et mourir. Laisser son corps, l’abandonner pour s’élever. Ouf.
Ailleurs, les doigts se touchent et se désignent. Ils s’interrogent. Se cherchent. Un code de signes que l’on connaît et reconnaît et qui se décline dans un vocabulaire de couleurs, improbables. L’enveloppe, toujours. Les gants Mapa ne sont pas loin, tout fripés et tout mous, protecteurs, dit-on. L’étrange artifice de cette doublure comme si, là non plus, le vivant n’y était plus. Seul reste l’indice, comme langage et emprunt culturel ; il désigne et témoigne. La chorégraphie se poursuit, ici, c’est l’autre danse, celle du doigté.
Le bleu de son regard, avec le temps, par le temps, a adouci les angles, renversé les approches. Le mou a pris le dur. Les squelettes qu’elle taillait et domptait, en leur injectant une vie mécanique, énergique et mobile, sont devenus de souples flaques fluides. Elle leur inventait sentiments et passions, les forçant à s’aimer, à se battre, dans la violence des heurts. Elle les a polis et caressés du regard, les a écoutés et laissés reposer, sculptant, creusant et s’infiltrant dans la souplesse des corps. Elle a pris sa distance et leur a fait confiance. Ils flottent désormais, dans l’océan immense.
Julie Rouge, février 2010
Hipparion, exposition d’Élodie Lefebvre, 22 janvier 2010, Lesalonreçoit, Toulouse